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Lutte contre la corruption : Interview de Michel Sapin – ancien ministre de l’Économie et des Finances

Interview 1/6 - Cet échange constitue l’une de nos séries d’interviews portant sur la lutte contre la corruption. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.

Michel Sapin a occupé les fonctions de ministre délégué à la Justice (1991-1992) puis ministre de l’Economie et des Finances (1992-1993), ministre de la Fonction publique (2000-2002), ministre du Travail (2012-2014) et à nouveau ministre de l’Economie et des Finances (2014-2017). Il fut aussi Maire d’Argenton-sur-Creuse, Président du conseil régional du Centre et député. Il est à l’origine des lois Sapin 1 (1993) et Sapin 2 (2016), relatives à la prévention de la corruption.

Il est aujourd’hui avocat au sein du cabinet Franklin. Il a accepté de répondre à nos questions et nous l’en remercions.

Monsieur le ministre, pour commencer cet échange, peut-on vous demander quel bilan vous tirez de la loi Sapin 2?

Michel Sapin : Il faut rappeler qu’il y a eu une loi Sapin 2 parce qu’il y a eu une loi Sapin 1. La première loi portait sur la lutte contre la corruption en France. On s’intéressait notamment au financement des campagnes et des partis. Cela a complètement changé le paysage français du financement politique.

Le deuxième grand domaine concerne la lutte contre la corruption à l’étranger. Là, nous étions dans une situation déplorable lorsque je suis arrivé au ministère des Finances en 2014. Début 2012, l’OCDE publie un rapport exécrable qui nous cloue au pilori s’agissant de l’application de la Convention de 1997. Non pas parce la France n’aurait pas formellement respecté la convention, non pas parce qu’elle n’aurait pas modifié la loi en conséquence, mais parce nous étions totalement inefficaces. A cette époque, pas une entreprise française n’avait été condamnée en France pour des faits de corruption à l’étranger. Au même moment, elles étaient poursuivies par d’autres pays et devaient s’acquitter d’amendes très importantes. Il était donc inadmissible que d’autres pays jugent les entreprises françaises, et que nous ne soyons pas capables de le faire. C’était un enjeu de souveraineté.

C’était également un enjeu économique : des entreprises françaises me disaient qu’elles perdaient des marchés à l’étranger parce que la France était vue comme un pays dont le niveau de lutte contre la corruption était insuffisant. Il fallait réagir pour rétablir la crédibilité des entreprises françaises.

Dix ans après le rapport sévère de l’OCDE, un nouveau rapport vient de sortir et souligne à quel point la situation a changé en France en matière de prévention et de lutte contre  la corruption. Aujourd’hui, l’OCDE considère que la France a fait un chemin considérable grâce à la loi Sapin – mais au fond ce n’est pas la loi qui est importante, c’est l’utilisation qui en a été faite, grâce à la mobilisation essentielle du PNF, de l’AFA, des entreprises qui ont mis en place les mécanismes de prévention.

Parmi les apports de la loi Sapin 2, on peut noter le développement de la justice transactionnelle. Cela permet des arrangements plus rapides et moins coûteux pour la justice. Est-ce que c'est la bonne solution pour lutter contre les atteintes à la probité?

C’est une solution. Ce n’est pas la seule solution, et nous n’allons pas considérer que les sujets de cette nature ne peuvent être réglés que par des transactions. Mais c’est un outil qui était indispensable.

Parce que prouver la corruption, c’est quelque chose de très difficile si le corrompu et le corrupteur ne brisent pas le pacte. La justice transactionnelle peut être une arme très efficace dès lors qu’elle respecte les principes français, qui la distinguent du système américain. Le premier grand principe, c’est la publicité : la procédure est publique, l’audience est publique, les faits sont rappelés et publics. Le deuxième principe, c’est que ce n’est pas le parquet qui décide mais le juge du siège.

Est-ce que la justice transactionnelle n'affaiblit pas le risque de sanctions vis-à-vis des dirigeants ? Concrètement, est-ce qu'aujourd'hui un dirigeant d'une grande entreprise peut aller en prison pour corruption?

Pour rappel, la justice transactionnelle créée par la loi Sapin ne concerne pas les personnes physiques. Elle ne concerne que les personnes morales, les entreprises. Il existe en revanche un mécanisme de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), qui avait vu le jour bien avant la loi Sapin 2, et qui est l’outil transactionnel qui peut être utilisé pour les personnes physiques.

Je pense qu’il faut maintenir cette différenciation, et que le juge puisse décider au cas par cas. La prison pour corruption, c’est effectivement très rare, il faut des cas très particuliers. Mais les peines encourues par le code pénal restent aujourd’hui importantes et doivent être à la portée du juge.

Il est vrai qu’il peut y avoir une tentation pour le responsable personne physique, de se décharger de ses responsabilités sur l’entreprise, pour faire payer l’entreprise plutôt que d’être sanctionné lui-même. C’est aussi le moyen de faire parler des gens qui sinon ne parleraient pas une sorte de récompense. Le pacte de corruption peut se rompre grâce à cela. Mais il ne faut pas en abuser. Il faut savoir et faire savoir que la responsabilité personnelle du dirigeant peut être engagée.

La loi Sapin 2 a beaucoup renforcé les exigences vis-à-vis des entreprises. Qu'en est-il des administrations, des collectivités territoriales, des élus locaux ?

L’objectif de la loi Sapin 2 était de lutter avant tout contre la corruption à l’étranger d’agents publics étrangers. Et il est vrai que nous avons voulu mettre les moyens sur la question de la probité des entreprises. Mais les outils qu’elle a déployés sont parfaitement utilisables pour lutter contre la corruption des administrations. Les collectivités territoriales sont contrôlées par les chambres régionales des comptes, elles sont contrôlées par l’AFA, et elles sont à la merci de toute enquête si cela paraît nécessaire. Cela fait beaucoup d’acteurs, et c’est tant mieux.

Mais il est vrai qu’aujourd’hui, on a levé le pied dans le discours sur la probité des acteurs politiques français. Quand on lève le pied, cela laisse des interstices, des opportunités. Il faut rappeler, toujours, les risques, les enjeux et l’exigence d’exemplarité par rapport à nos concitoyens. C’est fondamental.

Est-ce que leurs moyens de l’AFA et du PNF sont aujourd’hui suffisants au regard des enjeux?

Si vous demandez aux responsables de l’AFA et du PNF, ils vous diront que les moyens ne sont pas suffisants. Ils ont certainement raison.

S’agissant de l’AFA, partie de rien en 2016, ma première préoccupation a été de faire en sorte que les moyens de fonctionnement soient accordés et adaptés. Depuis lors, j’ai bien conscience que les restrictions budgétaires s’appliquent aussi bien à l’AFA qu’à d’autres services de Bercy et de la justice. Pour l’AFA comme pour le PNF, la charge de travail est considérable, la qualification de ceux qui y participent est décisive, il faut donc être très attentif aux questions de ressources allouées.

Je ne voudrais évidemment pas que le PNF refuse de se saisir de certaines affaires par surcharge de travail. Il faut une très grande spécialisation et il ne faut pas que pour un manque de moyens humains et budgétaires, le PNF ou l’AFA lèvent le pied sur ces thématiques.

Aujourd’hui, la préoccupation principale en matière de lutte contre la corruption, ce n’est plus l’arsenal réglementaire et législatif, mais ce sont les moyens accordés pour mener les missions.

Au-delà de la loi Sapin 2, la lutte contre la corruption passe aussi par les obligations liées à la LCB-FT. On pense à la surveillance des opérations suspectes, aux obligations d'identification des PPE, aux obligations de vigilance, etc. Quelle est votre perception du rôle des acteurs privés dans la lutte contre la corruption?

La lutte contre la corruption concerne tout le monde. Tout le monde doit être attentif. Les acteurs financiers sont bien sûr concernés. Qui contesterait la nécessité d’être très attentif pour lutter contre le financement du terrorisme ? Personne. Cela doit être la même chose concernant les mesures de vigilance pour lutter contre la corruption : cela peut paraître plus diffus, moins concret, mais la corruption constitue quelque chose de fondamentalement dommageable pour une société, pour la démocratie.

Au fond, les tuyaux sont les mêmes : l’argent de la corruption passe par les mêmes canaux que l’argent d’autres facteurs de criminalité. Quand on surveille ces canaux, on œuvre à la lutte contre le blanchiment, le terrorisme, la fraude fiscale, la corruption.

Une dernière question sur les perspectives européennes en matière de lutte contre la corruption : pour la LCB-FT, plusieurs décisions ont été prises ces dernières années pour renforcer la réponse communautaire, notamment vis-à-vis des cryptoactifs ou via la volonté de développer une institution européenne dédiée au contrôle de la LCB-FT. Faudrait-il envisager des réponses similaires pour la lutte contre la corruption? Peut-on imaginer une AFA européenne ?

D’une manière générale, ma réponse est oui. Après, les modalités d’application sont plus complexes car nous sommes sur des domaines hors compétence de l’Union. Cela nécessite de se mettre d’accord et d’adapter l’objectif commun à des institutions qui peuvent être très différentes.

Je vais prendre un exemple : dans la loi Sapin 2, il y a un statut général et complet de protection des lanceurs d’alertes. Au niveau de l’Union Européenne, sous pression du Parlement Européen, a été adoptée une directive sur la protection des lanceurs d’alertes. C’est très bien. Les procédures sont peut-être différentes mais les objectifs sont les mêmes et cela va permettre une homogénéité dans l’Union. Il faudrait également une homogénéité des objectifs en termes de lutte contre la corruption.

Je ne sais pas s’il faut une AFA européenne, mais il faut une coordination entre les organismes de prévention.

Propos recueillis au cabinet de monsieur le ministre le 6 septembre 2022.

NB

https://www.lcb-ft.fr/

Sélectionné par Virginie GASTINE MENOU

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