Accueil /

Média /

Interviews

Lutte contre la corruption : Interview de Yann Philippin – journaliste à Médiapart

Interview 2/6 - Cet échange constitue l’une de nos séries d’interviews portant sur la lutte contre la corruption. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.

Yann Philippin est journaliste au service enquêtes de Médiapart depuis 2015. Il a travaillé pour le magazine Futur(e)s, à l’agence Reuters, au Journal du Dimanche et à Libération. Spécialisé dans les affaires financières, de fraude fiscale et de corruption, il a notamment publié le livre Dassault Système (Robert Laffont) avec la journaliste Sara Ghibaudo. Il est membre du conseil d’administration du consortium de médias European Investigative Collaborations (EIC), qui a réalisé les enquêtes internationales Football Leaks, Malta Files ou Congo Hold-up.

Il a accepté de répondre à nos questions et nous l’en remercions.

Vous avez travaillé dans les services investigation de plusieurs médias, vous avez enquêté sur de nombreuses affaires économiques et politico-économiques. Fort de cette expérience, quel regard portez-vous sur l’état de la corruption en France ? Diriez-vous que la France est un pays corrompu ?

Yann Philipin : Il est compliqué d’évaluer le niveau de corruption d’un pays, et plutôt que le mot corruption, je préfère parler d’atteintes à la probité – ce qui inclut d’autres délits financiers comme la fraude fiscale, le favoristisme, la prise illégale d’intérêts et le détournement de fonds publics. Ce que l’on constate à Mediapart avec nos enquêtes, c’est qu’il y a encore trop de délits qui rentrent dans cette catégorie en France, et que notre pays est loin d’être exemplaire. Il suffit de voir le nombre d’affaires judiciaires qui touchent nos dirigeants passés et présents.

On a par exemple un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, deux fois condamné en première instance pour corruption et financement illégal de campagne électorale. Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée et bras droit du président Macron, vient d’être mis en examen pour prise illégale d’intérêts. Mais le comble, c’est le fait que le ministre de la Justice actuel, Eric Dupond Moretti, vient d’être renvoyé devant la Cour de justice de la république pour prise illégale d’intérêts parce qu’il s’est attaqué pour des raisons personnelles à plusieurs magistrats anticorruption. Emmanuel Macron fait comme si de rien n’était et les deux hommes restent en poste, à rebours des promesses d’une « République exemplaire ». Cela montre qu’au sommet de l’État, la lutte contre les atteintes à la probité est loin d’être une priorité.

Quel est le rôle des journalistes dans la lutte contre la corruption ? Est-ce un rôle légitime en tant que contre-pouvoir, ou est-il rendu nécessaire par le manque de probité de nos dirigeants ?

Je pense que le rôle du journaliste est indispensable, car il est complémentaire à celui de la justice. Notre travail est de révéler des faits d’intérêts publics, rien de plus. Ensuite, c’est à la société de s’en saisir ou non, que ce soit au niveau politique, judiciaire ou citoyen.  

Les journalistes jouent un rôle important parce qu’il existe des sources et des lanceurs d’alerte, qui, pour des raisons qui leur appartiennent, préfèrent s’adresser aux journalistes plutôt qu’à la justice. En outre, le journaliste peut révéler des délits, mais aussi des actes contraires à l’éthique que la justice ne peut pas traiter. L’affaire François de Rugy n’a par exemple pas connu de suite judiciaire, mais les faits ont été considérés comme inacceptables moralement et politiquement, puisque le ministre a dû quitter ses fonctions.

Les médias peuvent également révéler les dysfonctionnements de la justice, par exemple lorsque des affaires trop sensibles sont enterrées. J’ai en tête l’affaire de la vente des avions Rafale à l’Inde par Dassault, sur laquelle j’ai travaillé. Une plainte déposée par l’ONG anticorruption Sherpa avait été classée sans suite par le parquet national financier. C’est grâce aux éléments nouveaux révélés par l’enquête de Médiapart que Sherpa a pu déposer une nouvelle plainte avec constitution de partie civile et obtenir l’ouverture d’une information judiciaire pour corruption, qui est toujours en cours.

L’environnement français est-il propice à la publication de grandes enquêtes sur la corruption ?

En France, nous avons la chance d’avoir un droit très protecteur pour les médias. La loi de 1981 sur la liberté de la presse est très équilibrée : elle prévoit des exigences sur le sérieux de nos enquêtes tout en protégeant notre travail. Nous avons d’ailleurs gagné la quasi-totalité des procès en diffamation intentés contre Mediapart. Le droit de la presse en France est beaucoup plus protecteur que dans certains pays - je pense notamment à la Grande Bretagne.

Malheureusement, il y a aussi ce qu’on appelle les procédures-bâillon, c’est-à-dire les tentatives de contournement du droit de la presse par les personnes mises en cause dans nos enquêtes. Le spécialiste de ça, c’est Vincent Bolloré, qui harcèle les médias qui enquêtent sur lui. Ce n’est heureusement pas un cas général.

Les grands secteurs industriels et économiques consacrent de plus en plus de moyens dans le lobbying et la représentation des intérêts. Estimez-vous que cela constitue une menace pour la transparence et un risque en termes de corruption ?

Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais je pense pouvoir affirmer que la réglementation française est très faible sur ce sujet. Le lobbying est une source majeure de corruption potentielle et de conflits d’intérêts. Je pense qu’il devrait exister des règles extrêmement strictes pour encadrer cette pratique, et en particulier l’obligation de rendre publics tous les contacts et interactions entre les politiques et les lobbyistes.

Les acteurs financiers sont de plus en plus assujettis à des règlementations en matière de lutte contre la corruption. On pense à la loi Sapin 2 et à ses exigences pour toute grande entreprise, mais aussi à la surveillance des opérations opérée par les banques et les compagnies d’assurances, aux dispositifs de connaissance de la clientèle de plus en plus précis, notamment pour détecter des cas potentiels de corruption. Le rôle des acteurs privé constitue-t-il, pour vous, un levier important en matière de lutte contre la corruption ?

C’est un vrai paradoxe : il y a évidemment de plus en plus d’exigences en matière de conformité et de lutte contre la corruption, notamment depuis la loi Sapin 2, qui est une vraie avancée sur le plan réglementaire. Les grandes entreprises ont mis en place de nombreux mécanismes pour prévenir et détecter la corruption, et elles sont désormais contrôlées. La surveillance des opérations s’est aussi significativement renforcée. Mais le problème, c’est que la corruption persiste.

Parce qu’il y a toujours moyen de contourner la compliance : vous pouvez noyer les cadres intermédiaires d’une entreprise avec des procédures chronophages et des formations, sans pour autant éradiquer la corruption. Parce que bien souvent la corruption vient du sommet. D’ailleurs, la loi prévoit qu’un lanceur d’alerte doit d’abord lancer une alerte interne. Mais une alerte interne est étouffée dès qu’elle est trop sensible. J’ai vu des cas d’alertes sérieuses, documentées, qui portaient sur des faits graves mais validés à haut niveau. Ces alertes ont été enterrées et leurs initiateurs sanctionnés, à l’opposé du droit à la protection prévue par la loi Sapin 2.

Je pense donc que ces sujets ne peuvent pas être gérés seulement en interne, et qu’il faudrait une protection encore plus forte pour les lanceurs d’alertes.

Vous travaillez beaucoup sur les leaks – ces fuites massives d’informations qui ont notamment permis plusieurs enquêtes liées à de la fraude fiscale. Comment obtenez-vous ces données ? Comment les traiter et s’assurer de leur fiabilité ?

Je ne peux rien dire sur l’obtention des données. Soit la source est publique, soit elle relève du secret des sources.

Pour le traitement et la vérification de l’authenticité, c’est un travail de bénédictin. C’est d’ailleurs pour cela qu’on les traite en général dans le cadre d’un consortium international – Médiapart est membre du réseau EIC (European Investigative Collaborations) – capable de mobiliser plusieurs dizaines de journalistes sur un leak. On examine les métadonnées informatiques, on recoupe au maximum les informations, on vérifie les dates, les noms, les faits. Et une fois que tout cela a été fait, il y a l’indispensable étape de ce qu’on appelle le « contradictoire » : on soumet nos informations aux personnes mises en cause.

En 2017, nous avions reçu à la rédaction deux cartons contenant des milliers de documents sur des citoyens français qui auraient des avoirs cachés en Suisse. Nous avons passé des semaines à vérifier les données, qui semblaient toutes cohérentes. Mais lorsque l’on a contacté les personnes concernées, nous avons constaté que les documents étaient faux. On avait tenté d’abuser de nous. Depuis, une enquête judiciaire a été lancée pour tenter d’identifier les faussaires. Cela montre à quel point nous devons être rigoureux avec les leaks.

Vous avez notamment travaillé sur de grandes affaires politico-financières impliquant de grandes entreprises et au plus haut niveau de l’État. La lutte anticorruption est-elle efficace en France ?

Je pense qu’elle ne l’est clairement pas assez, pour deux raisons principales : d’une part l’immense misère de la justice en termes de moyens, et d’autre part son manque d’indépendance quand les dossiers sont trop sensibles.

Les magistrats et les policiers spécialisés vous le diront: la lutte contre la corruption a de gros problèmes de moyens. Le Parquet National Financier et les offices spécialisés de la police judiciaire manquent cruellement d’effectifs, en particulier en région. Je ne peux pas m’empêcher de penser que cette situation est voulue : les politiques n’ont pas intérêt à donner des moyens à des gens qui sont susceptibles de les mettre en prison un jour. En plus, c’est quelque chose qui ne paye pas politiquement. Les politiques préférèrent toujours « mettre du bleu dans la rue » plutôt que d’embaucher des magistrats et policiers spécialisés. Il y a une véritable urgence à augmenter les moyens des services chargés de lutter contre la corruption.

Il y a également un gros problème d’indépendance de la justice dans les dossiers les plus sensibles, en particulier au niveau du parquet, qui n’est pas statutairement indépendant du pouvoir politique, contrairement aux juges d’instruction. C’est d’autant plus problématique que le parquet national financier a pour politique de garder un maximum de dossiers, et de saisir le moins possible des juges d’instruction.

Mediapart a documenté deux exemples particulièrement choquants. Le premier concerne le secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler. Dans ce dossier, le président Macron s’est permis d’écrire une lettre versée au dossier judiciaire pour dédouaner son collaborateur. Dans la foulée, le rapport d’enquête de la police a été réécrit pour enlever les éléments à charge contre Alexis Kohler, et le PNF a classé le dossier sans suite. Il a fallu une plainte avec constitution de partie civile de l’ONG Anticor pour que l’enquête soit confiée à une juge d’instruction indépendante, qui a finalement mis en examen Alexis Kohler. Ce qui, en passant, constitue, un désaveu pour le PNF.

Le second exemple est l’affaire de la vente des Rafale à l’Inde, que j’ai évoquée précédemment, et qui est susceptible d'impliquer Dassault et les présidents Macron et Hollande. La première plainte a été classée sans suite par le PNF, sans qu’il n’y ait d’enquête, et contre l’avis du magistrat en charge du dossier. La patronne du PNF à l’époque, Eliane Houlette, avait indiqué dans un entretien à Paris Match qu’il fallait « préserver l’intérêt de la France ». En clair, la cheffe du parquet censé être le fer de lance de la lutte anticorruption revendiquait le fait d’enterrer un dossier trop sensible. Cette déclaration n’a pourtant choqué personne à l’époque, il n’y a eu aucune réaction.

La justice négociée, introduite par la loi Sapin 2, vous parait-elle efficace pour lutter contre la corruption ?

Les autorités recourent de plus en plus à la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), qui permet aux entreprises de solder les poursuites sans reconnaissance de culpabilité, mais en reconnaissant les faits et en payant une amende négociée avec le procureur, qui doit ensuite être homologuée par un juge.

Cette méthode a deux avantages indéniables : elle raccourcit les procédures, qui pouvaient auparavant durer plus de dix ans, et permet de faire rentrer beaucoup d’argent dans les caisses de l’Etat, comme on l’a vu dans l’affaire de corruption d’Airbus (3,6 milliards d’euros) ou avec la fraude fiscale de McDonald’s (1,25 milliard).

Mais il y a une dérive de cette justice négociée, parce qu’elle peut aboutir à accorder l’impunité aux personnes physiques. Dans l’affaire Airbus, le PNF est allé jusqu’au bout en ouvrant, après la signature de la CJIP, une information judiciaire visant les cadres du groupe. Mais les dirigeants de McDonald’s n’ont pas été poursuivis, alors que la fraude fiscale est passible d’une peine maximale de cinq ans de prison.

En théorie, une CJIP n’éteint pas la responsabilité des personnes physiques. Mais les enjeux financiers liés à cette procédure donnent un pouvoir d’influence aux entreprises, qui peuvent tenter de négocier de payer l’amende uniquement si ses dirigeants ne sont pas ou peu punis. L’exemple le plus caricatural est l’affaire de corruption en Afrique du groupe Bolloré, où le PNF a négocié une CJIP avec l’entreprise et une peine tellement clémente pour Vincent Bolloré que son plaider coupable personnel a été rejeté par le tribunal de Paris – il sera donc finalement jugé.

Je pense que cette dérive est choquante pour deux raisons. D’abord parce qu’elle nuit à l’efficacité de la lutte anticorruption : je suis persuadé que les patrons seront beaucoup plus laxistes en la matière s’ils ont la quasi-certitude de ne jamais aller en prison.

Ensuite, parce qu’elle crée une inégalité flagrante entre la façon dont la justice traite les puissants et les petits délinquants, qui peuvent se retrouver en prison pour un vol. Il est très intéressant de voir que cette situation à été récemment dénoncée, le 3 mars 2022, par le procureur général des Etats-Unis, alors même que ce pays a recours depuis longtemps à la justice négociée. Merrick B. Garland a déclaré: « Le plus important est la poursuite des individus. C’est notre première priorité car elle est essentielle à la confiance des Américains dans l'État de droit. Comme je l'ai dit il y a un instant: la primauté du droit exige qu'il n'y ait pas une règle pour les puissants et une autre pour les faibles; une règle pour les riches et une autre pour les pauvres. Lorsque les gens voient des individus marcher pendant que leurs entreprises paient les amendes, ils ne peuvent s'empêcher de penser que ce principe essentiel a été violé ».

Propos recueillis par visioconférence le 2 septembre 2022 puis réactualisés par échanges d’emails.

NB

https://www.lcb-ft.fr/

Sélectionné par Virginie GASTINE MENOU

Articles similaires

S’inscrire à la newsletter

Merci pour votre inscription
Oops! Une erreur s'est produite lors de la soumission du formulaire.