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La majorité des enquêtes fédérales pour blanchiment n’aboutissent jamais

En Suisse, se retrouver sur le banc des accusés dans une enquête fédérale pour blanchiment ou pour corruption internationale revient presque à être victime d'une anomalie statistique.

Ce contenu a été publié le 04 juillet 2023

04 juillet 2023


Par François Pilet, Gotham City


L'Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AS-MPC) s'est penchée sur le nombre de classements et de non-lieux rendus par le parquet. Très complet, son rapport illustre les difficultés de la justice fédérale en matière de criminalité économique. Près de 90% des enquêtes sur des affaires de blanchiment ou de corruption internationale sont abandonnées. Et 30% des procédures dorment dans des tiroirs.


Au final, à peine plus de 10% des procédures de ce type aboutissent à une condamnation par ordonnance pénale ou à une mise en accusation devant le Tribunal pénal fédéral (TPF).

Ces chiffres ressortent d'un imposant rapport publié le 20 juin 2023 par l'AS-MPC, qui s'est penchée sur près de 6400 ordonnances de classement et de non-entrée en matière prononcées par le parquet entre 2016 et 2020.

«L’inspection a révélé une gestion des dossiers lacunaire et obsolète», constate d'emblée le surveillant. En effet, il s'avère que le MPC ne saisit pas systématiquement les informations de base sur les affaires qu'il traite dans son système informatique.


Une «fraction» des procédures

Pour comprendre quelles infractions étaient poursuivies dans les milliers d'affaires en question, l'autorité a dû employer des outils de big data pour analyser le texte de plus de 6000 décisions de clôtures stockées en format pdf.

Les chiffres obtenus montrent que «la division Criminalité économique est celle qui a rendu le plus souvent des ordonnances de non-lieu au sein du MPC pendant la période considérée», indique l'AS-MPC.

«Dans les domaines du blanchiment d’argent (67%) et de la corruption internationale (72%), plus des deux tiers des procédures ont été classées. Si l’on ajoute les non-lieux, il apparaît que dans la division de la criminalité économique, seule une fraction des procédures aboutit à des condamnations potentielles.»

«Au total, seule une procédure sur six se conclut par une ordonnance pénale ou une mise en accusation (blanchiment d’argent 11%, corruption internationale 14%, criminalité économique générale 28%).»


L'effet Petrobras?

Le MPC s'explique à ce sujet dans le rapport. Selon le parquet, «le complexe de procédures Petrobras pourrait expliquer le taux de classement élevé dans la division Criminalité économique, champ d'infraction Corruption internationale».

«Une partie de la stratégie consistait à empêcher les personnes accusées de faire disparaître les fonds, explique le MPC. Un grand nombre de procédures ont donc été ouvertes afin de pouvoir saisir les fonds sur les comptes. Ces procédures ont ensuite été abandonnées parce que le Ministère public de la Confédération a pu apporter son aide juridique [au Brésil] et que les fonds saisis ont été confisqués dans le cadre de l'entraide judiciaire.»

Le nombre impressionnant de classements serait également lié à la liquidation d'un ancien stock de dénonciations transmises par le Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent (MROS). «Dans le domaine du délit de blanchiment d'argent, également dans la division Criminalité économique, de nombreuses procédures pénales ouvertes les années précédentes suite à des communications du MROS ont été suspendues en 2016 et 2020», poursuit le parquet.


Un tiers des enquêtes «schubladisées»

Malgré ces classements en masse, 30% des procédures du MPC dorment dans des tiroirs. Ces dossiers «ne peuvent pas être attribués à une division/catégorie de délit ou ne peuvent l'être qu'au prix d'efforts considérables», observe l'AS-MPC. Il s'agit des enquêtes libellées comme «inactives», et celles confiées à la Centrale de traitement des entrées, appelée ZEB.

Le ZEB, qui succède à la base ZAG, sert de réceptacle à toutes les procédures, annonces MROS et procédures d'entraides qui ne peuvent pas être reliées à des procédures déjà en cours. Le ZEB, dont la création visait à «décharger les divisions», est censé analyser et trier ces nouvelles entrées. Or les dossiers ont visiblement tendance à y être «schubladisés».

Le rapport indique que sur 5213 procédures en cours, 700 sont inactives et 750 sont tamponnées ZEB. «Comme on pouvait s'y attendre, poursuit l'AS-MPC, le traitement central des entrées [ZEB] règle la grande majorité de ses procédures par des décisions de non-entrée en matière».

Selon le MPC, il s'agirait notamment de «plaintes de citoyens» qui n'ont pas pu être «attribuées à des délits du droit fédéral».


Prendre un avocat? Mauvais signe...

L'autorité observe aussi que les prévenus ne sont assistés d’un avocat que dans une procédure pénale sur dix. Or, de manière générale, les non-lieux sont plus fréquents lorsque le prévenu dispose d'un défenseur.

«Si le prévenu n'est pas défendu, une ordonnance de non-lieu n'est rendue que dans 17% des cas. S'il a un défenseur d'office, ce chiffre est nettement plus élevé (43%) et si un défenseur de choix a été désigné, plus de la moitié des cas se terminent par une ordonnance de non-lieu.»

«Un regard sur la criminalité économique révèle un fait intéressant, note l'AS-MPC: c'est dans ce domaine que les procédures sont le plus souvent classées sans suite et que les prévenus sont le plus souvent défendus. Tout d'abord, les non-lieux sont plus fréquents dans cette division lorsque le prévenu n'est pas défendu que lorsqu'il fait appel à un défenseur officiel ou privé. Dans les autres divisions, c'est exactement le contraire qui est observé.»

Cette différence pourrait s'expliquer par le fait que le MPC ne poursuit les enquêtes de criminalité économique que dans les cas où il dispose d'emblée des preuves les plus accablantes.


Ce qu’en dit le MPC

Interrogé par Gotham City, le MPC nous a adressé la prise de position suivante:

«Le procureur général de la Confédération a pris connaissance du rapport d'inspection ainsi que des recommandations qu'il contient. Comme il ressort de la prise de position également publiée, le Ministère public de la Confédération est en train de développer et d'introduire le dossier numérique et, par conséquent, un nouveau système de gestion des affaires. La mise en œuvre de différentes propositions est à l'étude.

En principe, la plupart des souhaits de l'autorité de surveillance peuvent être compris, mais en fin de compte, dans le domaine d'activité du Ministère public fédéral, déjà très chargé en dossiers et en documentation, il faut toujours examiner au cas par cas si l'utilité espérée dépasse les ressources accrues par les saisies supplémentaires, c'est-à-dire si les résultats attendus justifient d'absorber davantage les personnes chargées des procédures en dehors de leur tâche principale.»


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