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Veille réglementaire

La loi française sur le devoir de vigilance (3) - par Caroline AUBRY

Illustration et analyse des insuffisances de la loi : TotalEnergies

 

🎁 Le 27 mars 2023, la loi sur le devoir de vigilance adoptée par la France a fêté son 6ème anniversaire.


Je vous ai proposé 

✴ Un rappel des grandes lignes de la loi.

🎯 Un détour par la notion d’amplification du risque par le régulateur-législateur pour comprendre l’impact qu’elle a pu avoir sur l’approche de gestion des risques des entreprises françaises.


Plus des éléments de lecture.

✅ Un bilan plutôt mitigé de la loi française sur le droit de vigilance en 15 minutes d’écoute.


Je vous propose aujourd’hui 

📸 Une illustration et une analyse des insuffisances de la loi à travers l’exemple de TOTALENERGIES à travers deux articles :

Flash : le juge des référés se prononce sur le devoir de vigilance de TotalEnergies


Devoir de vigilance : des vertus du dialogue aux risques de la co-construction

Je vous proposerai début juin pour nous tourner vers l’avenir et clôturer notre séquence sur la loi française sur le devoir de vigilance 

📌 Un point sur le texte de la commission des affaires juridiques du Parlement européen dont le vote en plénière est prévu pour le 1er juin.

 

Illustration et analyse des insuffisances de la loi : TotalEnergies

 

✅ Comme l’écrit très justement J.Ph Riehl sur LI, le devoir de vigilance impose le dialogue entre l'entreprise et ses parties prenantes. 

Or la décision du juge des référés du tribunal de Paris, rendue le 28 février dernier, apporte des éclaircissements sur les obligations des entreprises en la matière ; ils sont malheureusement encore insuffisants.

 Cette décision montre très justement l’ampleur de la tâche qui attend les juges et tous les acteurs du domaine de la vigilance. Si le législateur a ouvert la voie d’un nouveau domaine de responsabilité pour les entreprises, les incertitudes et lacunes restent très, voire trop, nombreuses. Le juge ne pourra pas toutes les combler.

✅ Aucune décision de fond encore rendue / décrets d’application pas publiés / pas de cadre / un premier jugement en référé qui apporte des lumières, encore insuffisantes sur les obligations des entreprises françaises. Ce constat ramène à notre analyse d’un contenu peu structurant des lois françaises dans le domaine de la gestion des risques qui induit des logiques de sur réaction et de sur référence aux procédures. Dans ses conséquences juridiques, il modifie le régime de responsabilité des dirigeants, sans que la sanction soit clairement établie.

Dans une certaine mesure, elles orientent la Fonction Risk Manager vers un rôle qui est d’assurer la légitimité de l’organisation vis-à-vis de son environnement. La seule certitude qu’ont les organisations est que ce serait bien pire si elles ne le faisaient pas.

L’enjeu pour la Fonction Risk Manager dans les grandes entreprises françaises est de cesser d’être une fonction de contrôle ou de l’être moins pour devenir un outil de management, en lien avec le plan stratégique. De passer d'une légitimité institutionnelle à une légitimité économique.

Lire ou relire sur ce sujet qui m’est cher :


Dans l’ouvrage  « RISK MANAGEMENT. ORGANISATION ET POSITIONNEMENT DE LA FONCTION RISK MANAGER. METHODES DE GESTION DES RISQUES. », CH I Définition des notions mobilisées et contextualisation de la Fonction Risk Manager, Amplificateur de risque 1 : le régulateur, législateur, p. 53-65. https://librairie.gereso.com/livre-entreprise/risk-management-fris2.html


Sur le blog Le législateur-régulateur, amplificateur de risque. Deux nouvelles illustrations issues de l’actualité (1) la loi sur le devoir de vigilance. Sur le blog Le législateur-régulateur, amplificateur de risque. Deux nouvelles illustrations issues de l’actualité (1) la loi sur le devoir de vigilance.



Sur Cairn Mon article de recherche sur la Aubry C., « La naissance de la fonction ‘risk manager’ en France », Revue Management et Avenir, n°55, septembre, 2012, p14-35.  

https://www.google.com/search?q=la+naissance+de+la+fonction+risk+manager&rlz=1C1GCEA_enFR874FR874&oq=la+naissance+de+la+fonction+risk+manager&aqs=chrome..69i57j33i160l2.12431j0j15&sourceid=chrome&ie=UTF-8



 A LIRE : le commentaire de la décision de justice de la journaliste Olivia Dufour. 


FLASH : Le juge des référés se prononce sur le devoir de vigilance de TotalEnergies


La décision du juge des référés du tribunal de Paris était très attendue : c’est la première fois en effet que la justice se prononce sur le tout nouveau devoir de vigilance des entreprises. La demande des associations contre TotalEnergies est rejetée au terme d’une ordonnance soigneusement motivée qui fournit les premières guidelines des procédures à venir dans cette matière nouvelle.


Le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris vient de rendre son jugement en référé dans la première affaire relative à l’application par les entreprises de leur nouveau devoir de vigilance. Il s’agit d’une nouvelle obligation créée par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Celle-ci a inséré deux articles dans le Code de commerce (L225-102-4 et L225-102-5) aux termes desquels les entreprises d’une taille importante (plus de 5000/10 000 salariés) doivent établir et mettre en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elles contrôlent. En d’autres termes, ces entreprises doivent identifier et faire en sorte de prévenir les risques d’atteintes graves que leur activité fait courir aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement. Le plan comprend une cartographie de ces risques, des procédures d’évaluation régulière, des actions d’atténuation, un dispositif d’alerte et un mécanisme de suivi.

Le juge parisien était saisi par plusieurs associations dont les Amis de la terre à l’encontre de TotalEnergies concernant un important projet en Ouganda de 10 milliards de dollars au lac Albert (Projet Tilenga, forage de 426 puits de pétrole dont certains dans un parc naturel) et le projet associé East Africa Crude Oil Projet (Eacop) : un oléoduc de 1443 km traversant la Tanzanie jusqu’au port de Tanga. Les associations dénoncent d’immenses risques environnementaux et climatiques, tandis que TotalEnergies assure qu’il a rempli toutes ses obligations de préservation de la nature et de relogement des populations.


Nous avions rendu compte de l’audience au cours de laquelle le tribunal avait souhaité être éclairé sur le devoir de vigilance par trois universitaires, invités en qualité d’amici curiae, le 27 octobre dernier (lire notre article ici).

L’ordonnance de référé rejette les demandes des associations dans une décision soigneusement argumentée qui éclaire sur le devoir de vigilance mais aussi sur le rôle du juge des référés dans ces toutes nouvelles procédures.

Nous publions ci-dessous le texte intégral de la décision prononcée ce mardi 28 février.


28/03/2023

Par Olivia Dufour. Journaliste 


 A LIRE : les observations sur les ordonnances du TJ de Paris du 28 février 2023 par Stephanie Smatt Pinelli (Directrice Juridique Contentieux Groupe) & Yann Guilbaud (Directeur Juridique Groupe).

 

Devoir de vigilance : des vertus du dialogue aux risques de la co-construction

 

Aux termes de deux ordonnances très attendues rendues le 28 février 2023 (dont la motivation est identique), le Tribunal Judiciaire de Paris statuant en référé s’est prononcé pour la première fois sur l’application de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des entreprises multinationales, dans le cadre d’une affaire opposant plusieurs ONG à TotalEnergies.

Pour mémoire, le Tribunal avait été saisi en 2019 par plusieurs ONG françaises et ougandaises à l’encontre de Total Energies concernant la construction de deux projets majeurs en Ouganda (le forage Tilenga) et en Tanzanie (le projet EACOP – East African Crude Oil Pipeline), dont elles allèguent les risques graves d’atteintes à l’environnement, au climat et aux droits humains portant atteinte à la loi relative au devoir de vigilance. Dans le prolongement d’une mise en demeure adressé au Groupe pétrolier, les ONG sollicitaient du Tribunal qu’il enjoigne à Total Energies de se mettre en conformité avec les termes de la loi de 2017 « eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en œuvre effective ainsi que de sa publication » d’une part, et d’autre part, de suspendre la construction des projets litigieux, dans l’attente de l’octroi d’une « juste et préalable » compensation des populations expropriées. Avant de défendre la qualité et l’effectivité de son plan de vigilance et relever les limites des pouvoirs du juge des référés saisi, la société défenderesse soulevait l’irrecevabilité de l’action faute d’intérêt à agir et de qualité à défendre des associations, et des demandes portées à l’encontre de son plan publié en 2018 aujourd’hui dépourvues d’objet du fait de l’édiction de plans postérieurs pour lesquels le préalable de mise en demeure n’avait pas été respecté.


Suivant une motivation dont on peut saluer la rédaction, le Tribunal juge logiquement irrecevables les demandes formées par les ONG au motif principal de l’absence de concordance entre les termes de la mise en demeure adressée en mai 2019 et de l’assignation, outre l’existence de griefs formulés postérieurement n’ayant pas pu faire l’objet d’un dialogue entre l’entreprise et les ONG, ne statuant de ce ne fait pas sur le fond des demandes des ONG dont il juge qu’elles relèvent de la compétence du juge du fond. Néanmoins, ces ordonnances apportent un éclairage sur l’interprétation judiciaire de la notion de RSE et des pouvoirs du juge en matière d’application de la loi relative au devoir de vigilance. Elles apportent par ailleurs des indications sur les contours du devoir de vigilance des entreprises notamment quant au mode opératoire de l’élaboration du plan de vigilance dont le juge estime qu’il doit être « co-construit » entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise, interprétation dont on verra qu’elle ouvrira vraisemblablement, si elle devait être confirmée, la voie à de nombreux questionnements et débats sur l’étendue, les modalités et les effets de cette co-construction. Un autre apport important de ces ordonnances consiste dans l’incitation faite par le Tribunal de recourir aux modes alternatifs de résolution des litiges en matière de devoir de vigilance.


Pour introduire sa décision, le Tribunal donne une définition de la RSE en ces termes : « un concept selon lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec les parties prenantes, initialement à partir d’une démarche volontaire progressivement complémentée par un cadre légal et règlementaire visant à mieux encadrer les mesures déployées et à l’évaluation de leur efficacité». On y retrouve le glissement déjà beaucoup commenté entre la démarche volontaire (telle que relevant des premières applications législatives de la RSE telles que la loi NRE puis la loi Pacte) et le devoir dans ce qu’il a de plus contraignant.

Le Tribunal évoque par ailleurs la prolifération des législations nationales, amorcée par la France, pionnière en matière de vigilance, visant à la mise en œuvre des principes des Nations Unies et de l’OCDE sur de respect des droits humains et la coopération et le développement économique. Il en rappelle la portée extraterritoriale, faisant ainsi implicitement référence au projet de directive sur la diligence européenne qui prévoit de la consacrer expressément.


Le Tribunal rappelle ensuite les dispositions des article L 225-102-4 et 5 avant d’en dénoncer – à juste titre - le caractère insuffisamment précis et de rappeler l’impérieuse nécessité que soit publié un décret d’applicationIl souligne ainsi notamment le caractère « général» des mesures de vigilance prévues par le texte, l’absence de « nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées » mais aussi de « modus operandi, de schéma directeur ; d’indicateurs de suivi, d’instruments de mesure devant présider à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation par l’entreprise des mesures générales de vigilance pesant sur elle (…) » ou encore – faisant référence aux mécanismes de la conformité issus de la loi Sapin II - d’un « organisme de contrôle indépendant, ou moniteur, ou indicateurs de performance (…) pour évaluer ex-ante le plan de vigilance adopté par l’entreprise ou pour vérifier la réalité de l’exécution de ce post ex-post». Sur ce dernier point, le Tribunal semble ici encore faire appel à l’intervention du régulateur, cette fois-ci européen, dont on sait qu’il envisage la création d’une autorité de contrôle à l’instar de l’Office fédéral de l’économie et du contrôle des exportations chargé de l’application de la loi allemande sur le devoir de diligence des entreprises dans les chaines d’approvisionnement (« Lieferkettensorgfaltspflichtengesetz »), entrée en vigueur le 1er janvier 2023.


Le constat du Tribunal de l’imprécision de la loi est partagé. Elle est source d’une grande insécurité juridique pour les entreprises qui ne disposent pas de référentiels précis leur permettant de déterminer avec certitude l’étendue de l’obligation de vigilance qui pèse sur elles et les modalités de sa mise en œuvre. Les ordonnances du 28 février 2023 n’y répondent pas mais ont le mérite de rappeler la nécessité d’une intervention normative, à défaut de quoi le Juge ne pourra pas trancher les litiges qui lui sont soumis, sauf à se substituer – a posteriori - au législateur pour déterminer l’étendue de la responsabilité de l’entreprise, le cas échéant, ce qui n’est pas son rôle.


A la suite de ce constat, le Tribunal porte une attention particulière au mode opératoire de l’élaboration du plan et se livre à ce sujet à une interprétation extensive des intentions du législateur dont il relève qu’il aurait « expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise ». Le Tribunal voit dans cette co-construction et la pluralité des points de vue qu’il implique la garantie d’une « meilleure définition du périmètre de vigilance » d’une part et, d’autre part, celle d’une réduction considérable « des risques de contentieux mettant en cause la pertinence du plan si celui-ci a été défini et validé avec les parties prenantes ». Si ces ambitions sont nobles pour éviter l’activisme judiciaire, et si une coopération est indispensable pour réduire ces risques, la co-construction préconisée par le juge des référés va vraisemblablement poser une série de questions et de difficultés pratiques dans sa mise en œuvre et juridiques dans ses effets, notamment en termes responsabilité respective des parties prenantes et de l’entreprise en cas de désaccord sur les termes du plan. En effet, si celle-ci implique une approbation de tous les intervenants, quel serait alors leur part de responsabilité respective en cas d’échec de l’élaboration du plan ou de lacunes dans son contenu ? Comment, en pratique, gérer le désaccord, celui-ci pouvant intervenir à deux niveaux : entre les différentes parties prenantes entre elles d’une part, ou entre les parties prenantes et l’entreprise de l’autre, et faire converger les points de vue notamment sur ce qui concerne le périmètre de vigilance dont on sait qu’il est précisément le nœud du problème ?

Prenons l’exemple de mesures proposées par une partie prenante jugées « déraisonnables » ou disproportionnées par l’entreprise qui conduirait à une situation de blocage dans l’élaboration du plan, l’entreprise pourrait-elle en être tenue pour responsable ? Le cas échéant, cela reviendrait à considérer que l’entreprise est réduite à agir sous la contrainte, voire que les parties prenantes deviennent in fine les seules rédactrices du plan sans toutefois en assumer la responsabilité.


Au cas présent, et sans préjuger du bienfondé des demandes des ONG, aurait-il appartenu au juge du fond, d’établir dans son jugement la liste desdites mesures sur la base des suggestions des demanderesses (à savoir, parmi d’autres mesures, une réaffectation de la géographie du projet, une modification de l’ensemble des installations des sites concernées, la livraison de nourriture en quantité suffisante aux populations avoisinantes jusqu’18 mois après le versement de la compensation etc.)? A suivre la lettre de la loi, rien n’est moins sûr. En tout état de cause, en serait-il compétent à la fois du point de vue judiciaire et technique ? Ici encore cela est discutable. En tout état de cause, des prérogatives aussi élargies ne paraissent pas souhaitables et doivent être circonscrites à une injonction faite à l’entreprise récalcitrante, le cas échéant, de mettre en œuvre des mesures de vigilance raisonnables, la charge et la responsabilité de les définir, de les déployer et de les assumer lui appartenant en priorité. Si le dialogue est essentiel en la matière et une coopération effectivement souhaitable pour limiter les contentieux, encore faut-il que l’entreprise reste maîtresse de son plan et assume seule les conséquences de ses éventuels manquements.

C’est ici que l’incitation du Tribunal à recourir aux modes alternatifs de règlement des litiges prend tout son sens. En effet, si le juge consacre le mécanisme de la mise en demeure préalable à sa saisine, dont il juge qu’elle a vocation à « instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l’encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires », son intention semble s’orienter vers l’instauration du recours à la médiation dès le processus collaboratif d’élaboration du plan, recours que dans le cadre de la procédure objet de cette Tribune les demanderesses ont systématiquement refusé.


Le Monde du Droit 

Stephanie Smatt Pinelli (Directrice Juridique Contentieux Groupe) & Yann Guilbaud (Directeur Juridique Groupe)

9 mars 2023




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